L’expression animale sur ce visage pourtant humain avait de quoi faire froid dans le dos, mais Lysander le soutint avec calme, quand bien même il n’était pas d’accord avec ce que lui répondait l’Exécutrice. En tant qu’Apprentis, Rikh et sa copine auraient dû avoir d’autres préoccupations plus importantes que s’acharner dans une haine futile. Ils n’étaient plus des Acolytes, désormais, ils n’avaient plus besoin de lutter entre eux pour survivre et figurer parmi les derniers à respirer encore au sein de leur dortoir. Cependant, des années d’inimitiés ne s’effaçaient pas comme ça. Il fallait bien l'admettre.
L’Apprenti sourcilla. Le sous-entendu ne ressemblait pas à un compliment, bien au contraire. Il n’osa rien répondre, l’observant avec un mélange d’étonnement et de méfiance renâcler, couiner, se secouer comme une bête qu’on aurait piqué sans qu’elle ne s’y attende. Il restait délibérément immobile, tenant sa main blessée dont il oubliait quelque peu la douleur pourtant intense tant l’attitude de la femme face à lui focalisait toute son attention.
Le peu qu’il lâcha tira une nouvelle salve de rires et de gesticulations. Instinctivement, Lysander se tendit. Pas une institution ? Qu’est-ce qu’était alors le Triumvirat ? La réplique d’Al’Saalomon manqua de tirer une grimace à l’Apprenti. Certes, il n’ignorait pas que les Frères et Soeurs de l’Obscur avaient juré allégeance à leur Seigneur Noir. Comme tous les Sith, par ailleurs, mais leur cas était… plus particulier. Cependant, Lysander n’ignorait pas non plus que les Exécuteurs avaient des devoirs auprès des citoyens de Maloran. N’était-ce pas ce qui amenait Lord Canem ici ?
Manifestement, cette dernière avait pris les mots qu’il avait choisi comme une insulte. Il ne comprenait pas pourquoi, mais une petite voix aigre dans son esprit lui chuchota que c’était certainement parce que seuls Anhesis et ses deux Frères pouvaient comprendre. Les lèvres serrées, il laissa s’installer un silence de plomb. Pris dans l’étau du regard de Lord Canem, il n’entendit bientôt plus que son cœur battre lourdement. Elle l’éprouvait. Elle tentait sûrement de lui faire dire quelque chose qui révélerait des intentions pernicieuses. Après tout, son Maître avait tué trois innocents. Il s’y était attendu, mais il n’était pas prêt à affronter l’aura menaçante du Triumvirat.
Soudain, un cri de douleur transperça le silence. La main brûlée de Lysander heurta le tatami dans un petit bruit sourd, mais qui libéra une telle onde de douleur que le visage de l’Apprenti se déforma. Il se mordit la lèvre, qui avait déjà le goût de sang, tandis qu’un grondement roula dans sa gorge alors qu’il tentait de reprendre ses esprits. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le regard fou de Lord Canem vrillé sur lui, à quelques centimètres à peine de son visage. À peine a-t-il le temps de se remettre qu’elle tente de le secouer, agrippant le col de sa tunique, acharnée, hystérique, ainsi accroupie au-dessus de lui à lui déblatérer toutes sortes d’accusations, à commencer par celle d’avoir Gaben Davoros pour Maître.
C’en était trop. Sa main valide enfonça ses ongles dans le tatami pour l’empêcher de faire un geste inconsidéré qui lui coûterait très, très cher. Enceinte. Elle était enceinte. Et pas de n’importe qui : de la Main Noire. Elle avait beau être une Sith aguerrie qui ne craignait rien de lui, la créature à l’intérieur de son ventre était pour sa part loin d’être achevée. Si, à l’instant où il le pensait, cela ne lui inspirait plus aucune sorte de compassion, Vadith se rappela que Lord Canem avait assez souffert afin de ne pas se laisser submerger par la haine qui montait en lui.
Enfin, elle le libéra de son poids et, tandis qu’elle chantonnait comme une petite fille, Lysander serra les dents de plus belle et ferma les yeux, engourdi par la colère qui aurait fait trembler sa main si elle n’était pas agrippée au tatami. Prenant une inspiration, il se redressa finalement, étouffant un soupir douloureux quand une nouvelle pulsation irradia sa main gauche. Doucement, il s’installa sur un genou pour prendre appui sur sa jambe droite, avec d’infinies précautions pour ne pas trop bouger son bras. Mais c’était sans compter sur la douce attention de son interlocutrice, qui lui envoya sans prévenir une gifle tonitruante, laquelle lui fit tourner la tête.
Lysander ne bougea pas. Il avait cessé de respirer. La sensation de chaleur sur sa joue était un détail négligeable. En revanche, la brûlure de l’humiliation, elle, était aussi insoutenable que celle élançant son bras gauche. Ses yeux se rouvrirent lentement et il observa la sphère d’entraînement qui gisait au sol. Elle n'avait pas pu la ranger, tout à l'heure. Il se focalisa sur cet objet insignifiant, puis inspira.
Ah, comme il rêvait de quitter cette planète. Comme il rêvait de s’élever dans un vaisseau spatial au-dessus de la calotte glaciaire de Malachor V pour voir de ses yeux les milliards d’étoiles et de planètes scintillantes, promesses d’aventure, d’exploration, de mystères et d’exotisme. Comme il rêvait de s’émanciper des jugements de valeur qu’on lui portait de part sa naissance ou par celui qui l’avait choisi pour Apprenti. Était-il responsable de l’un ou de l’autre ? Non, mais cette créature sordide et hystérique n’en avait cure. Son jugement était déjà fait, et, quoi qu’il dirait, elle retournerait ses propos comme elle venait de le faire. C’était donc cela, la Justice de Maloran. Gaben avait peut-être bien fait de commettre un triple homicide. Cela avait la vertu de lui ouvrir les yeux. Peut-être pas dans le sens où son Maître l’aurait voulu, cependant.
Son regard était toujours détourné sur le droïde lorsqu’il se décida à se lever. L’Exécutrice verrait-elle comme de la provocation qu’il ne lui prête pas plus d’attention ? Après tout, elle venait de le traiter comme un moins que rien sans aucune raison logique, à ses yeux. Il n’avait plus aucune envie de lui donner la moindre marque de respect. Aussi marcha-t-il d’un pas lent, tranquille malgré la tension qui se dégageait de son aura, puis il attira dans sa main le droïde d’entraînement qu’il rangea soigneusement sur la première étagère.
« Qu’est-ce que vous cherchez, Lord Canem ? Si c’est une raison de m’amener dans vos geôles, ne vous embarrassez pas d’autant de stratagèmes pour me forcer à dire quelque chose de répréhensible, faites donc. Ma parole ne vaudra rien contre la vôtre, et il n’y a pas de témoin, alors allez-y. Là-bas, vous aurez largement les moyens de me faire dire tout ce que vous aurez envie d’entendre et qui vous persuade un peu plus que je ne suis pas digne de Maloran. »
Allait-il au devant de vrais ennuis ? Sûrement, mais à cet instant, seule sa colère et sa frustration parlaient. Il aurait pu envoyer valser le monde entier, et lord Canem avait beau être ce qu’elle était, il avait beau sentir ce frisson désagréable lui parcourir le dos sans relâche, ou encore cette aura malsaine lui tourner autour, il ne pouvait se retenir. Il avait de toute façon le sentiment d’avoir perdu avant même d’avoir pu se battre, mais ce n’était pas pour autant qu’il ne conserverait pas sa dignité. Triumvirat ou pas. Il ne supportait tout simplement pas cette injustice.
« Frappez-moi, humiliez-moi, rien de ce que vous ferez ne m’atteindra davantage que les circonstances actuelles. Oui, les circonstances. Car Lord Davoros a contrevenu à toutes les leçons qu’il m’a données. Car l’un des gardiens était le père d’une amie. Car je connaissais ces hommes, et car je n’ai su sentir ce qui se profilait alors que je croyais connaître la prison. Tout comme je croyais connaître mon Maître. Mais, tout ce que je sais, Lord Canem, c’est que je ne sais rien. Je suis ignorant, en effet, mais cela n’est pas pour moi une honte. C’est une fierté, et c’est un moteur. Un moteur qui m’a toute ma vie durant poussé à en apprendre davantage, à découvrir, à douter. Il s’était retourné, sa voix enflant à mesure de son discours, non pas de rage mais d’une conviction et d’une foi inébranlable. Et je doute. Non seulement de mon Maître, mais de l’avenir, de mon futur, et de Maloran elle-même. Je crois au contraire que, plutôt que de m’emmener vers les Ténèbres, le doute est le sentiment le plus sain que je puisse ressentir dans ma situation. Et quand bien même il est en moi, je persévérerai, je lutterai, contre vents et marées, contre les calomnies, contre le mépris, contre tout ce qui tente de m’arrêter. Car, ce pourquoi je vis, ce pourquoi je transpire, saigne et souffre, c’est la Force. Elle est la raison de tous mes sacrifices, car je ne serai sinon pas digne de l’honneur qu’Elle m’a fait à la naissance. »
Face à Anhesis, dos à l’étagère et plus pâle que quelques minutes auparavant, il reprit son souffle. Sa poitrine se soulevait plus rapidement et sa respiration était bruyante, sans être haletante.
« Je suis né ici, à Maloran, et c’est l’Ordre Sith qui a fait mon éducation et m’a orienté à travers la Force. Vous avez raison : je ne suis pas ici pour m’acharner dans de petites rivalités d’Apprentis ou pour défendre mon Maître de ses propres défaillances, mais pour prouver à Maloran que je mérite la place qui m’a été donnée malgré ma piètre naissance. »
Lysander tremblait. D’émotion ? Réalisait-il la façon dont il venait de s’adresser à la Soeur de l’Obscur ? Ou était-ce cette douleur qui resurgissait, lancinante, impitoyable, maintenant que son emphase retombait lourdement, confrontée au silence lourd de menaces ? Vadith vacilla légèrement, puis s’adossa à l’étagère, avant de détourner les yeux, épuisé.
La colère avait au moins eu le mérite de s’essouffler. Elle laissait cependant le jeune Apprenti dépité par son dangereux élan de sincérité.
L'Obscurité avait atteint un point culminant avant qu'il ne parle, et s'était dégagée de lui avec force, donnant l'impression qu'elle était sur le point de l'emporter dans son tourbillon de rage. Il avait bel et bien perdu son sang-froid, si cela avait été ce qu’espérait Lord Canem. À présent, cependant, il était aussi calme qu'un terrain fraîchement dévasté par un cyclone fulgurant.